« l’IndusTradition est une urgence : il s’agit de l’industrialisation de l’Afrique à partir de ses traditions et de l’industrialisation des traditions africaines »

Interview du Pr. Charles Binam Bikoï, Secrétaire Exécutif du Centre international de recherche et de documentation sur les traditions et les langues africaines (CERDOTOLA)

Cameroun Tribune : Spécial Rétrospective 2023

L’année 2023 au Cameroun sur le plan culturel a été marquée par plusieurs moments forts. Qu’est-ce qui aura le plus retenu votre attention ?

Depuis quelques années, les autorités camerounaises ont mis en place un robuste programme d’action dédié à la valorisation du patrimoine naturel et culturel du pays. Ce programme commence à offrir la succulence de ses fruits. L’inscription du Nguon sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco illustre avantageusement cette belle dynamique. C’est un succès diplomatique de grande portée. A côté de cela, plusieurs autres événements et initiatives à caractère national ou ayant une portée internationale ont pu retenir l’attention au cours de l’année 2023. Il en va ainsi, par exemple, de la forte montée en puissance de la production littéraire. De nombreux journalistes, des femmes et hommes politiques et d’affaires, des membres du gouvernement, des acteurs culturels, se sont illustrés sur le terrain de l’écriture et du partage de leurs idées ou rêves en produisant des ouvrages de haute facture. Le Cameroun a également abrité les assises des Instances de la Francophonie pour la 44e session de la Conférence ministérielle de la Francophonie et la 124ème session du Conseil permanent de la Francophonie, faisant écho à d’autres rencontres d’égal ou comparable niveau, notamment celles liées au Commonwealth et à l’Union africaine. Ces rencontres furent, chacune à son tour, des tribunes offertes à la créativité et à l’expression artistique et culturelle du pays. L’on ne manquera pas d’évoquer la prise en main de la gastronomie camerounaise qui sort progressivement et professionnellement de la confidentialité et conquiert sa visibilité et sa considération dans les activités à caractère touristique et dans les circonstances les plus diverses. S’inscrit dans cette trajectoire la deuxième édition du Festival des saveurs du Cameroun et du monde, qui a connu un franc succès. Les plateaux des Awards se multiplient dans les grandes villes du pays, à l’initiative des organisations et des institutions de plus en plus spécialisées. C’est ainsi que les Panafrican Awards viennent de gagner le pari de leur troisième édition à Yaoundé, avec des participants venus de plusieurs pays et continents. Un tel foisonnement d’activités à la fois culturelles et diplomatiques met forcément à l’honneur le Cameroun, soutient sa visibilité et assure le rayonnement de la culture nationale.

L’année 2024 point à l’horizon avec son lot de promesses sans doute. Qu’est-ce qu’il faudra suivre de près selon vous ?

Au regard de l’actualité panafricaine, les peuples et les Etats africains sont appelés à suivre de près l’évolution des situations inédites que l’année 2023 a vu surgir du côté du Sahel. Avec des peuples debout quelque part sur le sol mortifère de l’Afrique pour dire leur dignité, exiger leur souveraineté, revendiquer le droit d’exister autrement qu’à l’ombre d’un ordre international dont ils ne se sentent point comptables. L’Alliance des Etats du Sahel (AES) en est une expression forte et gorgée de perspectives. De telles initiatives nous semblent convoquer une meilleure attention sur la demande sociale de liberté et d’identité parmi les peuples du continent, adossée à l’urgence de réécrire le narratif qui préside au destin de l’Homme africain en prenant en compte l’histoire glorieuse de l’Afrique des empires, les valeurs des patrimoines, les connaissances, les savoirs et les langues qui en sont le véhicule. Pour nous, ces surgissements historiques sont un appel à réinventer le lien social, la politique et les institutions du continent, à travers une Nouvelle Pensée du vivre-ensemble, avec des solutions endogènes ouvertes sur le monde de notre temps, pour garantir le développement, la transformation structurelle, l’industrialisation, l’Unité séculaire et la construction d’une Afrique-puissance, soutenue par ses civilisations, ses arts, ses cultures. Le Monde bouge, le Monde change ; l’Afrique bougera avec le Monde ou sombrera dans un nouveau cycle de soumission et de déshumanisation. L’année 2024 pourrait être un carrefour dans ces dynamiques d’avenir.

Peut-on s’attendre à passer à un nouveau cap dans la restitution des œuvres culturelles ?

La « restitution » des biens culturels africains en déportation est un processus irréversible. Il y a lieu de penser qu’en 2024, ce débat connaîtra une montée en puissance avec des revendications visant non seulement les « restitutions » mais aussi les réparations. Oui, les réparations, il faut y penser. Cependant, l’Afrique est sommée de relever sans tarder un double défi en cette matière d’une part, la formation de masses critiques des compétences nécessaires pour assurer la réception, la conservation puis la promotion et la valorisation des Biens rapatriés, et d’autre part, l’infrastructuration des espaces dédiés pour garantir leur pérennité.

S’il fallait se focaliser sur trois chantiers majeurs pour faire bouger les lignes dans le secteur culturel en 2024, quelles devraient être les priorités à votre avis?

De l’avis du CERDOTOLA, l’IndusTradition est une urgence : il s’agit de l’industrialisation de l’Afrique à partir de ses traditions et de l’industrialisation des traditions africaines, en mobilisant le meilleur niveau des sciences et des technologies. C’est la voie royale vers une Afrique ayant la maîtrise de son Destin politique, économique, scientifique, technologique, intellectuel. Tous les délinéaments de ce Destin sont Culture… et doivent être élevés à cette altière dimension. A cet effet, un certain nombre de leviers sectoriels à forte rentabilité se dégagent de ce concept d’IndusTradition: les traditions agroalimentaires, les traditions sanitaires, agro-phytopharmaceutiques et agro-cosmétiques, les traditions vestimentaires et les patrimoines relevant des cultures immatérielles pour l’éducation et les loisirs. Ce sont autant de chantiers majeurs qui interpellent non pas seulement le CERDOTOLA, mais l’ensemble des institutions culturelles et scientifiques, les Etats et les gouvernements, les industriels et autres artisans. Si tous les acteurs cités se penchent sur ces pistes opérationnelles de l’IndusTradition, les lignes pourront bouger en 2024, grâce à une reconsidération paradigmatique du « secteur culturel ». L’avenir de l’Afrique que nous aimons – tient dans cette reconsidération.

 

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Propos recueillis par Alexandra TCHUILEU N.